Ils voulaient créer «un choc sensible». Décrire au plus près des habitudes et des corps l’inégalité sociale qui frappe les enfants dès la maternelle pour «qu’on ne puisse plus dire qu’on ne savait pas». Sans doute la violence de cette phrase, à la toute fin de ce livre de plus de 1 200 pages, est de celles qui créent la commotion attendue : «On peut dire que ces enfants, qui naissent dans des environnements familiaux extraordinairement différents, ne sont vraiment pas les mêmes enfants. Seule leur apparente similitude biologique produit l’illusion d’une proximité sociale.» Enfances de classe, qui paraît ce jeudi aux éditions du Seuil, rassemble une enquête de grande ampleur menée pendant cinq ans par 16 sociologues sous la direction de Bernard Lahire, professeur de sociologie à l’Ecole normale supérieure de Lyon.
À LIRE AUSSI«L’école produit la norme en matière de langage»
On sait que l’enfance connaît l’inégalité. D’études en rapports officiels, les statistiques tombent régulièrement : 7 enfants de cadres sur 10 exercent un emploi d’encadrement quelques années après la fin de leurs études, tandis que 7 enfants d’ouvriers sur 10 demeurent cantonnés à des emplois d’exécution, d’après les chiffres de l’économiste Camille Peugny. Mais ce qui se dessine au fil des pages d’Enfances de classe, c’est par quelles fines voies d’eau «l’ordre inégal des choses» s’infiltre, déjà, dans la vie d’enfants de 5 ans : l’espace plus ou moins grand dans lequel on vit (quand il existe un lieu à soi…), les lectures que l’on fait, les critiques qu’on se permet devant le poste de télé, ce qu’on mange, ce qu’on porte sur soi… «Naviguer aux deux bouts de l’espace social comme le permet le livre, produit, oui, quelque chose comme un scandale, un sentiment d’injustice extraordinaire», atteste Bernard Lahire.
Réalités «augmentée» et «diminuée»
Les conclusions de l’enquête s’appuient sur 35 études de cas d’enfants, dont 18 sont reproduites longuement dans le livre. Libertad, la petite Rom dont les parents sont considérés comme de «mauvais pauvres» par l’école. Thibault, timide fils d’agriculteurs. Lucie qui aime tant les livres qu’elle en a rédigé un avec sa grande sœur de 7 ans. Valentine, au contact de la bourgeoisie parisienne sur les terrains de tennis du Racing Club de France comme sur les pistes à Méribel. Aux enfants, à leurs parents, aux grands-parents qui les gardent parfois, à leurs enseignants, les sociologues ont posé des questions concrètes : que mangent-ils ? Blaguent-ils avec leurs parents ? La famille a-t-elle une femme de ménage, une fille au pair qui parle anglais, un conseiller fiscal ? Ils ont également fait faire des exercices langagiers aux petits élèves (mise en mots d’histoire à partir d’images, raconter sa fin de journée après l’école…). Les portraits de familles qu’ils tirent de cette moisson de données incarnent une rare diversité de parcours. «Nous voulions sortir des discours abstraits et technos, cesser de déréaliser les inégalités sociales», explique à Libération Bernard Lahire. Et sa conclusion est glaçante. «On parle aujourd’hui beaucoup de transhumanisme», écrit-il. Mais il est d’ores et déjà des enfants qui vivent une «réalité augmentée». «Les pouvoirs économique et culturel offrent une vie quasi infinie : avoir une résidence secondaire ou voyager, employer une femme de ménage et libérer du temps pour les sorties, avoir une alimentation saine et allonger son espérance de vie, visiter les musées et découvrir d’autres mondes… Autant "d’extensions de soi" pour l’enfant.»
À LIRE AUSSI«Les plus aisés adoptent les règles de l’école à la maison»
Puis il y a les autres. «Pour celles et ceux qui cumulent les "handicaps" et les manques de ressources, c’est toute la vie qui se restreint.» Une «réalité diminuée». Si certains résultats de l’enquête ne surprennent pas- la stabilité de l’emploi des parents et la taille du logement conditionnent la réussite scolaire -, d’autres sont plus inexplorés car invisibles à l’œil nu, indétectables à l’aide de l’enquête statistique. Pierre, écrivain, habitue ses deux filles au maniement de l’ironie et à une forme d’excentricité dans les discussions familiales (lire page 24). Une pratique du langage informelle, ordinaire car quotidienne, mais susceptible de constituer un atout scolaire essentiel. De sorte que «l’école n’est plus alors perçue comme une institution extérieure et étrangère à la famille mais comme le prolongement naturel des situations vécues dans l’intimité de l’univers primordial», écrivent Bernard Lahire et Martin Sarzier. Pierre chasse sans cesse les fautes de français de ses filles : «C’est vrai qu’on est un peu prof tout le temps avec ses enfants», dit-il aux enquêteurs.
Le «métier d’élève» s’apprend. Mais pas de la même manière à tous les échelons sociaux. «L’école valorise l’autonomie. Or qu’est-ce qu’un gamin autonome ? Un enfant qui sait déjà», explique Lahire. Ce qu’on attend de lui, quelles sont les consignes et comment les respecter (lire page 25). Or la plupart ce ceux qui «savent» appartiennent aux familles les plus diplômées, lesquelles ont importé les normes scolaires au domicile : à travers un certain type de lecture, de sortie au musée ou par les jeux de sociétés, qui enseignent à respecter les règles.
«Echapper aux jeux sociaux»
Timide, ni excellente ni mauvaise, Zélie ne «pose pas de problème», comme dit sa maîtresse. Au point que son attitude, docile et discrète à l’oral, «engendre une forme d’invisibilité aux yeux de son enseignante», qui ne sait pas très bien quoi dire d’elle aux chercheurs. Les parents de Zélie, issus des classes populaires stabilisées, et donc proches par beaucoup d’aspects des classes moyennes (il est chauffeur routier, elle est assistante médico-administrative), ont organisé leur vie et leur maison autour de leurs enfants : bowling sur la Wii, goûter au Nutella, abonnement à des magazines. Pour eux, pas question de faire de leur fille «une championne», son bien-être est une priorité. Une attitude qui peut aussi «indiquer un horizon des possibles : être heureux où on est», écrivent Fanny Renard et Charlotte Moquet. Ce refus de la compétition et ce souci de l’épanouissement de l’enfant se retrouvent souvent dans les portraits de parents des classes moyennes. «Une attitude qui peut se lire de manière ambivalente, explique Lahire. Elle peut être le choix de "rester à sa place" : ces familles sentent qu’elles n’ont pas les armes, elles abandonnent le terrain de la compétition à d’autres. Mais cette volonté d’échapper aux jeux sociaux dominants dessine aussi des modes de vie alternatifs : décider de faire l’école chez soi ou dans une école influencée par une pédagogie alternative, investir davantage la sphère spirituelle…» Dans les familles appartenant aux milieux favorisés décrites dans le livre, en revanche, on prépare à la sélection, au goût de l’effort. «Un père nous a dit sans ciller qu’il emmenait ses enfants faire du sport pour qu’ils apprennent à dépasser leurs limites. En maternelle, la compétition a déjà commencé.»
À LIRE AUSSIParent d’élève, un métier difficile
L’ouvrage confirme le retour en force de la lutte des classes comme modèle d’interprétation des relations sociales. «Inégalité, domination, classes… Ces termes, longtemps considérés comme des gros mots, sont remontés à la surface : on peut difficilement nier les disparités sociales, estime le sociologue. C’est devenu une évidence avec les gilets jaunes, la question sociale s’impose dans l’espace public.» Les plus déshérités «cumulent les inégalités» dans des domaines très différents : peu d’espace pour vivre, mauvaise maîtrise du français, carences alimentaires. A l’autre bout du spectre social, «les savoirs aussi sont possédés et accumulés par certains au détriment d’autres», souligne Lahire. A l’appropriation privée des moyens de production théorisée par Karl Marx, s’ajoute l’accumulation des connaissances pratiques et théoriques.
Sentiment d’impuissance
Ces grilles d’analyse éprouvées, le livre les applique à un terrain longtemps méprisé par la sociologie : l’enfance. «Si la discipline avait fait les choses dans le bon ordre, elle aurait débuté par là, ironise Bernard Lahire. Au lieu de cela, elle fait souvent comme si les adultes qu’elle analyse n’avaient jamais été des enfants.» On sait pourtant à quel point la variable «parents» est déterminante dans le parcours à venir d’un individu. En 1922, dans Education et Sociologie, Durkheim l’écrivait déjà : «Par notre exemple, par les paroles que nous prononçons, par les actes que nous accomplissons, nous façonnons d’une manière continue l’âme de nos enfants.» Les sociologues n’ont pas entendu la leçon de leur illustre prédécesseur et ont laissé le terrain de l’enfance aux pédiatres, à la psychologie, puis aux neurosciences. Le paysage a commencé à changer en France au tournant des années 2000, quand une sociologie critique a commencé à s’intéresser à ce qu’elle considérait jusqu’alors comme des enfantillages. Des travaux de sociologues ont vu le jour sur les normes en vogue dans la puériculture, sur les enfants migrants, sur l’échec scolaire ou sur les enfants précoces. Récemment encore, Wilfried Lignier et Julie Pagis s’intéressaient à la manière dont les enfants percevaient le monde social (l’Enfance de l’ordre, Seuil, 2017) et le même Wilfried Lignier se posait pendant une année dans une crèche pour observer qu’un petit geste simple, prendre un objet, était en réalité socialement conditionné (Prendre, Seuil, 2019). «La psychologie, en gros, veut que l’on naisse "naturel" et que, progressivement, on devienne social. Cette idéologie dominante imprègne entre autres la crèche : son rôle serait d’ailleurs de "socialiser" les jeunes enfants. Sauf qu’on ne devient pas "social", on l’est depuis le début», expliquait-il à Libé lors de la parution de son livre.
Certes, il y a les mobilisations de parents d’élèves qui permettent à la famille de Libertad d’obtenir des titres de séjour. Certes, «si l’école ne parvient pas à compenser les écarts, on voit avec cette étude à quel point la situation serait catastrophique si elle n’était pas là», insiste Lahire. Pourtant, à lire la recension des fractures qui séparent, ou sépareront bientôt, ces petits corps de 5 ans à peine, émane un sentiment d’impuissance. Enfances de classe décrypte des mécanismes, démêle des déterminations. L’enquête laisse peu de place aux décisions personnelles des acteurs sociaux. Même ceux qui bifurquent et déjouent les pronostics de la reproduction sociale, comme le montrent les travaux de Stéphane Beaud, Paul Pasquali ou plus récemment Chantal Jaquet et Gérard Bras (la Fabrique des transclasses, PUF, 2017), ne le font pas par hasard. «On ne résiste pas à partir de rien», tranche Lahire. Les comportements de chacun ne sauraient-ils être que le résultat de leur condition sociale d’origine ? «On nous oppose souvent le libre arbitre, la conscience, la liberté individuelle… Avec cette étude, nous avons mis cette vision de l’individu à l’épreuve des faits. Selon les hasards de la naissance, non, vous n’aurez pas le même destin.» Le célèbre pédopsychiatre et psychanalyste britannique Donald Winnicott avait l’habitude de dire : «Un bébé seul, ça n’existe pas.» Lahire a fait sienne la formule : «Un individu seul, ça n’existe pas.»«Un enfant, et même un adulte, n’a pas de sens s’il est pris de manière isolée, mais seulement lorsqu’il est en lien avec les personnes et les objets qui l’entourent», explique-t-il.
Au risque d’être désespérant et désarmant ? Au contraire, dit Lahire : «Comprendre que tout est déterminé, c’est pouvoir imaginer les leviers pour agir !» Enfances de classe est un livre qui veut d’ailleurs se faire entendre des politiques : «On peut, sans pathos ni partialité, affirmer que les gouvernements français successifs de ces quarante dernières années n’ont cessé de nous faire régresser du point de vue de la démocratie et de la civilisation.»
«Il faut être vigilant face aux petites blessures scolaires»
Laurence (1) est directrice d’une école primaire d’un quartier socialement mixte dans le XIXe arrondissement de Paris.
«On ne perçoit pas les inégalités d’emblée. Aujourd’hui, les enfants sont habillés et coiffés souvent de la même façon. Elles apparaissent petit à petit sous des formes variées. La fatigue par exemple. Des enfants tombent de sommeil car ils sont hébergés par le Samu social dans des hôtels d’urgence. Ou bien l’énervement, ou des comportements violents en classe, difficiles à gérer. D’autres enfants ont des problèmes de mémorisation, ils n’arrivent pas à fixer les apprentissages. Evidemment, il n’y a rien d’automatique. Disons que les inégalités sont parfois la cause de souffrance scolaire pour certains enfants.
«En tant qu’enseignant, on agit comme on peut. On n’a pas le choix. La mission de l’école, c’est de faire réussir tous les élèves. Il m’arrive de prendre rendez-vous pour un enfant en difficulté chez un orthophoniste… Je sais qu’il en a besoin pour y arriver et ses parents, parce qu’ils n’ont pas les codes de l’école ou qu’ils ne parlent pas bien français, ne peuvent pas s’en occuper.
«Selon le milieu d’origine, l’inégalité face aux difficultés scolaires d’un enfant est flagrante : les parents de milieu favorisé agissent tout de suite. Ils sont même proactifs, me demandent si leur enfant peut profiter du soutien personnalisé que l’on met en place pour les élèves en difficulté. Les parents dans une situation sociale difficile, au contraire, ont tendance à refuser l’aide. Ils peuvent même se mettre en colère parce qu’ils ont le sentiment d’être jugés comme de mauvais parents. Il faut expliquer, entendre leur colère aussi. Convaincre. Cela prend du temps. Des années parfois.
«Je répète aux jeunes enseignants qui passent dans mon école d’être très vigilants face à ce que j’appelle les «petites blessures scolaires». Parfois, un mot sur le cahier peut brusquer les parents, tendre une relation. Quand on demande un rendez-vous, certains répondent qu’ils n’ont pas le temps. D’autres raturent même la question de l’enseignant sur le cahier de liaison. Que répondre ? Faut-il rétorquer sur le même ton ? Je considère qu’il est de notre devoir de rétablir le dialogue par tous les moyens pour ne pas mettre l’enfant dans un conflit de loyauté. J’incite les enseignants à faire relire leurs réponses par un autre membre de l’équipe, pour garder ce recul indispensable.»
(1) Le prénom a été changé.
https://www.liberation.fr/debats/2019/08/28/a-5-ans-la-lutte-des-classes_1747819